Bernard Noël

La poésie française est en deuil, elle vient de perdre l’une de ses plus grandes voix. Nous sommes très tristes et particulièrement éprouvés au PEN Club français de la mort de notre ami Bernard Noël. Il était un seigneur de la poésie contemporaine, vif, exigeant et courageux. Nous devrions dire plutôt un « saigneur » des mots de la tribu, car sa poésie était la sève même recueillie d’une saignée salvatrice.

Je l’avais personnellement connu à la fin des années 60, à l’époque de nos passions et de nos révoltes qui aspiraient à toujours plus de beauté, de liberté et de fraternité. Je savais quel avait été son engagement lié au réseau d’Henri Curiel pendant la guerre d’Algérie. Je l’admirais, ayant été moi-même de ces jeunes antifascistes et protestataires contre la guerre en Algérie blessés à Charonne en 1962.

La création authentique était notre désir le plus vif et le plus profond. J’avais connu et fréquenté en 1968, et après, Jérôme Martineau et quelques autres éditeurs aventuriers qui n’avaient pas froid aux yeux. Je pense à Jean-Jacques Pauvert, Régine Desforges, André Balland et Pierre Belfond. Bernard Noël les appréciait aussi pour leur audace et leur libertarisme. J’avais fait un peu plus tôt la connaissance d’autres aînés que j’admirais, Alain Jouffroy en 66, Gaston Miron en 67, Bernard Noël fut le troisième. Son coup de tonnerre, son éclair de lucidité furent d’une grande audace et d’une réelle portée, avec Le Château de Cène publié par Martineau en 69, puis repris par Pauvert en 71. Bernard s’imposait avec ce fascinant roman en poète provocateur et philosophe, comme l’autre grand « déconstructeur » du pseudo sens, de l’époque, Jacques Derrida. J’avais suivi le séminaire de Derrida à la rue d’Ulm, mais avec Le Château de Cène, nous avions à lire une autre forme de subversion et de détournement. À cette époque lacanienne des grands chambardements, c’était du côté de Sade et de Bataille qu’à mes yeux Bernard Noël se situait d’entrée de jeu. J’étais déjà passionné par les révolutions poétiques du sens qu’avaient apportées Artaud, Michaux et Borges et les fondateurs du Grand Jeu ; j’étais en même temps saisi par L’expérience intérieure de Georges Bataille et je venais de rencontrer celle qui allait devenir ma compagne, Sylvie Meyer Heine, la petite nièce du grand Maurice Heine, le découvreur du Marquis de Sade. Vous comprendrez que la publication de ce roman, Le Château de Cène, fut pour moi comme un nouveau coup de dés qui redonnait du sens au sens en bravant la bien-pensance et l’hypocrisie de l’ordre bourgeois qui venait d’être ébranlé, en 1968, dans ses fondements mêmes. Ce roman intense et hallucinatoire venait d’être frappé par la censure.

Je ne savais pas à l’époque que j’épouserais plus tard les causes défendues par le PEN Club : la Liberté et la Paix à travers la défense des écrivains empêchés et persécutés.

Tandis que ma génération s’essayait plutôt en poésie, à cette époque, à l’explosion du texte, les mouvements TXT et Textruction auxquels je participais en étaient l’une des manifestations, Bernard Noël, mon grand aîné, allait bientôt démontrer, en 1975, dans L’Outrage aux mots qu’alors que la censure – il l’avait subie – était une privation de parole, la Sensure, terme qu’il inventait, était une privation de sens, car à ses yeux l’abus de langage auquel recourt constamment l’ordre capitaliste, soi-disant libéral et ne recourant pas en principe à la censure, il conviendrait de le dénommer senseur, car il dénature la langue. On y détourne le sens des mots par un « abus de langage ». Notre société par une véritable inflation verbale ruine l’authentique communication en son sein. Bernard avait été frappé par la condamnation de son roman Le Château de Cène dont les détracteurs n’avaient pas perçu le véritable sens. Il s’agissait d’un hymne à l’existence humaine hantée par le désir, la jouissance et la mort.

Nous nous sommes revus, Bernard Noël et moi, pour la dernière fois au Salon du livre d’artistes, le Salon Page qui lui rendait un hommage mérité à Paris, à la fin 2019. Nous avions, lui et moi, un livre d’artiste édité par notre amie Jacqueline Ricard, éditrice de La Cour Pavée. Nous nous sommes embrassés et mis de côté un moment pour parler, nous étions heureux. Bernard, bien qu’un peu las et fatigué, avait son beau sourire amical et affectueux et son regard était lumineux. Nous nous sommes quittés avec le pressentiment que nous ne nous reverrions plus. Avec les petits mots échangés de temps à autre grâce à nos courriels, nous maintenions depuis longtemps le contact et l’amitié. Lorsqu’il y a une quinzaine d’années, l’Académie Mallarmé, dont j’étais alors le secrétaire général, s’était rendue à Valvins, dans la maison de Mallarmé, avec Bernard Noël qui était l’invité d’honneur, j’avais été particulièrement touché et sensible au fait que celui-ci avait choisi de s’installer à l’écart près de moi pour me marquer son amitié ancienne et fidèle, lors du déjeuner qui nous réunissait tous, ce jour là.

Aujourd’hui, son corps n’est plus, ce corps dont il avait fait le champ de tous les possibles, mais son âme, son esprit, sa poésie, sont bien vivants. L’ami, Bernard Noël, pour nous faire signe et nous en faire mesurer tout le sens par anticipation, n’avait-il pas choisi en formulant le nom de son courriel, Nonoléon, de nous faire ce génial clin d’œil mettant à nu le corps grâce au fameux palindrome de Charles Cros :

« Léon émir cornu d’un roc rime Noël » ?

Sylvestre Clancier