Vigoureux Panchir, par Yves Bergeret

en hommage aux persécutés d’Afghanistan

L’été 1977 j’organisai une expédition d’alpinisme dans la seule partie de l’Himalaya non soumise à la mousson, celle qui se trouve dans l’Est de l’Afghanistan. Nous sommes allés plusieurs semaines sur les crêtes entre haute vallée du Panchir et Nouristan, à proximité du col Anjuman. Par ce col de haute altitude je voyais passer des caravanes de nomades dont certains venaient du Pakistan, marchant la nuit, faisant halte sous de grandes tentes noires de jour. Les habitants du Panchir les redoutaient et se calfeutraient dans leurs maisons de terre et de pierre. Massoud, assassiné le 9 septembre 2001 par les fanatiques religieux, et maintenant son fils, s’annonçant haut résistant contre les talibans, sont de cette vallée. Prestigieuse. Mais à l’époque rien n’était simple. Pauvreté extrême, vagues pistes en terre. Querelles sanglantes entre les villages.

À l’officier de liaison et interprète parlant le panchiri, à ma compagne qui est médecin et à moi, alors que nous nous lavons dans un torrent à l’aval d’un village, des enfants viennent demander des soins : leurs doigts et leurs mains sont mutilés, parfois infectés ; nous leur demandons pourquoi de telles blessures. « – En pêchant dans le torrent… – Vraiment ? – Oui, nous avons pêché avec des grenades mais certaines ont explosé entre nos mains ».

Dans un autre village un tout jeune imam se fait ausculter : une très forte arythmie cardiaque. Il doit absolument aller à l’hôpital de Kaboul. « Impossible, dit-il, il me faudrait plusieurs jours et de toute façon je ne suis pas malade. Vous devez me dire ce qu’Allah me dicte par les gros battements de mon cœur. Je sens bien que je m’essouffle pour un rien : c’est Allah, il me donne des ordres par le cœur. Je n’arrive pas à bien les entendre. Dites-moi immédiatement ce que vous, vous entendez avec votre appareil (le stéthoscope), mon oreille est faible ». Prémonition tragique à tout point de vue, à très court terme pour cet adolescent, à long terme pour la vallée et le pays.

Au village d’Anjuman, très proche du col qui se trouve à près de 4500 mètres d’altitude, des dizaines de personnes viennent se faire examiner dans une pièce en terre que le Conseil des Anciens nous a indiquée. Dernier consultant ce soir, un berger descendu de beaucoup plus haut présente dans ses bras son fils complètement dénutri, au plus de cinq ans. On a beau lui expliquer qu’il faut peu à peu accroître et varier sa nourriture et surtout lui donner du lait, rien n’y fait, il exige la pilule miracle. Il se fâche. Il tire de sous ses grands vêtements un poignard. Il le brandit pour obtenir immédiatement la pilule. Il nous menace, furieux, il crie. Puis pendant une heure, en silence, nous fixe des yeux. Soudain il se lève et s’en va.

Dans un village à peine plus bas près duquel poussent quelques arbres, les muletiers de notre expédition nous indiquent les maisons de ceux devenus esclaves. Esclaves pour dette. Le bois est si rare et si cher que son achat pour les poutres portant la terre des toits en terrasse exige un crédit à des taux astronomiques. Irremboursable.

Encore plus bas dans la vallée soudain des hommes du village de Kaujan nous barrent le passage dans leurs ruelles. La caravane des mulets, muletiers, accompagnateurs afghans, nous autres neuf alpinistes, est bloquée, sous la menace des armes. Le village, dont la réputation de dureté voire de cruauté est répandue dans la vallée, exige de nous un péage très important. Je refuse absolument. L’interprète m’aide. Au bout de plusieurs heures de tension vive, les hommes en armes nous laissent passer.

Outre ces rudesses frontales, je voyais la montagne habitée partout, très vivante, balisée de nombreux signes sacrés actifs. Hardiesse des plissements et failles géologiques, splendeur des paysages, dénivellations considérables. La montagne afghane parlait abondamment une polyphonie rugueuse. Ce n’était plus les Alpes, abandonnées par leurs cultures pastorales, sacrées et forestières, Alpes aux multiples patois il y avait peu ; la montagne des Alpes, où était et est ma vie, était de la langue morte, juste un stade pour des sportifs à ski, juste un terrain de prouesse pour les clients des boutiques internationales de sport. Toutes mes perceptions changeaient. Le Panchir m’avait éveillé.

Une fois réalisés nos projets d’altitude et avant de rentrer en France il nous restait quelques jours ne serait-ce que pour les pénibles démarches administratives afin de recevoir le visa de sortie, à la manière soviétique. L’influence de l’URSS était forte dans l’administration du pays. Nous avons pu aller à Bamyan ; les deux statues géantes de Bouddha étaient debout dans leurs niches de falaise ; spectaculaires, impressionnantes certes. Un matin tôt nous sommes montés au confluent d’une rivière et d’un torrent sur la colline minérale de Shar-e-Gholghola ; en fait dans les pentes ocres surgissaient des bribes de ruines, des morceaux de murs et de tours, des amas de briques en terre cuite, des débris de choses construites mal identifiables. C’était une ville. Gengis Khan l’avait entièrement détruite en 1221, assassinant tous ses occupants, êtres humains et même les animaux. Alentour, désert minéral, strates inclinées de roches violettes et rouges, éboulis jaunes et blancs, falaises orange dont celle des deux Bouddhas quelques kilomètres plus loin ; et, sinuant dans les faiblesses du relief, la verdure de quelques champs irrigués et d’étranges peupliers alignés au bord du torrent. Colline intensément tragique et épique, espace radical d’une beauté intransigeante ; la mort et le sang coagulé, le léger murmure des vents du désert. À mes yeux il était évident que Char viendrait incessamment cueillir ici des aphorismes comme nouvelles fleurs épineuses du désert.

J’en reviens au Panchir. À son bord sud-est se succédaient les chaînes de montagne du mythique Nouristan ; on disait que c’était sans doute une des sources de la culture indo-européenne. En 1977 il n’existait presque aucune publication, ethnologique ou même simplement de voyage, à son sujet. De très rares antiquaires européens en vendaient de splendides objets en bois sculpté. Je décidai de retourner dans la région l’été suivant, sous un prétexte sportif afin d’obtenir le visa d’entrée ; mais bien sûr pour approcher ce Nouristan à la culture si mystérieuse. Je préparai le voyage avec les conseils de Georges Dumézil et d’ethnomusicologues du Musée de l’Homme de Paris.

Mais en avril 1978 un coup d’état, encore un, a ruiné ce projet. Huit mois plus tard l’armée soviétique a envahi le pays pour une longue guerre ; maints villages du Nouristan ont alors été détruits. L’été 1978 je restai dans les Alpes autour de Briançon. Je grimpais seul et sans corde sur un sommet un jour sur deux ; le lendemain j’écrivais le bref et sobre poème, à la Guillevic, de cette ascension. Je trouvais dans les pentes de caillasse rouge et sur les crêtes granitiques ou calcaires les mots et les phrases dont j’avais entendu les amorces à Shar-e-Gholghola et à Bamyan. Cela a été mon premier livre. Je l’intitulai Sous la Lombarde, car tel est le nom du vent qui souffle depuis l’est, depuis la Lombardie, sur les montagnes du Briançonnais. Mais beaucoup plus à l’est, très loin à l’est le vent s’élançait depuis le Panchir.

Yves Bergeret

Si vous voulez en savoir plus sur Yves Bergeret, poète et plasticien, rendez-vous sur son blog :

https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/

Yves Bergeret nous invite également à lire Sayd Bahodine Majrouh, poète, écrivain, philosophe et militant afghan qui a été assassiné la veille de ses 60 ans, le 11 février 1988.