Milan Kundera

Réponses à des questions de Muriel Steinmetz, journaliste à la rubrique culture de « l’Humanité » ; l’entretien a été publié le 13 juillet en intégralité sur le site web du journal (www.humanite.fr).

1 – Comment, d’abord, évaluer l’apport de Milan Kundera à la littérature contemporaine, au sens large ?

Après la grande crise des « avant-gardes », dans les années 70, la tentation a existé chez certains romanciers de revenir en arrière, de se contenter d’un retour aux codes et aux normes de la littérature du XIXème siècle, comme si ces codes et ces normes était la « nature » éternelle de l’art du roman. Kundera, lui, ouvrait une tout autre voie : considérant que le premier devoir d’un romancier, comme de tout artiste, était d’inventer des formes ; mais aussi que cette nécessité de l’invention n’avait de sens qu’à introduire des découvertes, qu’à explorer toute cette part de l’existence humaine à laquelle on ne saurait avoir accès autrement que par les voies spécifiques du roman (selon la formule d’Hermann Broch, dont il se réclamait : « dire ce que seul le roman peut dire »). Un livre comme L’Insoutenable légèreté de l’être est de ce point de vue magistral : composition « musicale » (substituant à la progression dramatique un jeu calculé de thèmes et variations), entrelacement et contrepoint des intrigues, dialectique ouverte des récits et du registre réflexif, mais aussi regard neuf sur la difficile relation entre libertinage et attachement sentimental, mise en lumière du kitsch où nous baignons, ou du paradoxal conformisme de la rébellion… Je crois que nul n’aura excellé comme lui à faire surgir des effets de vérité dans toutes ces zones de paradoxes, d’ambiguïtés, d’incertitudes, de notre expérience. C’est-à-dire dans ce qui échappe à tous les autres systèmes d’interprétation ou de représentation (philosophiques, idéologiques, politiques, psychologiques, historiques) – et qui est par là-même, selon lui, le territoire privilégié de l’art du roman.

2 – On a coutume de découper son œuvre en périodes, liées à des facteurs historiques précis : après-guerre dans la société tchèque socialiste, dissidence littéraire, exil en France, réconciliation tardive avec le pays natal… Y a-t-il, dans son écriture, des constantes repérables, ou peut-on parler de ruptures successives ?

Je mettrais un bémol, d’abord, sur cette « réconciliation ». Il ne s’est pas opposé, récemment, à ce qu’on lui restitue cette nationalité tchèque dont on l’avait privé après son exil, mais jusqu’à preuve du contraire il n’a pas éprouvé pour autant le besoin de revenir à Prague. L’un de ses derniers grands romans, L’Ignorance, éclaire même toute la part d’illusion liée justement au rêve nostalgique du « retour au pays natal »… Pour le reste : les grandes caractéristiques de la société socialiste, telle qu’il les repère dans ses premiers romans (l’illusion lyrique, le kitsch, la tendance généralisée à la délation, au procès, l’intolérance à l’humour, la bêtise euphorique de la grégarité, les pièges du « sens de l’histoire », la religion aveugle de la modernité, etc), il est saisissant de voir qu’il en retrouve les équivalents dans le monde capitaliste, c’est-à-dire dans le nouveau contexte où il situe ses romans d’après l’exil. Et bien mieux, du reste, que ne sauraient le percevoir ceux qui n’ont jamais rien connu d’autre.

3 – Une grande partie de ses romans a indiscutablement à voir avec un type d’humour qui lui est propre. Comment le caractériser ?

Il se rattache à cette veine romanesque où les effets de vérité n’excluent en rien la part du jeu, ou du « non-sérieux », dont ils peuvent même procéder : ce qui se retrouve chez Rabelais, chez Cervantès, chez Sterne, chez Diderot, chez Gombrowicz, et même, à sa façon, chez Kafka – autant de références majeures pour lui. La couleur propre de son humour réside surtout, je crois, dans l’ironie qui irrigue ses récits : soit ce qui, à l’encontre de tout jugement moral, vise surtout à déstabiliser les certitudes. Dans Le Livre du rire et de l’oubli, par exemple, une jeune fille, répétant un stéréotype de son âge et de son milieu, affirme avec conviction qu’il faut que les femmes cessent d’être des objets sexuels pour les hommes. Un autre personnage, plus âgé, et un peu désabusé, lui répond simplement qu’elle ne sait pas encore combien il est facile de cesser d’être un objet de désir… S’il l’avait approuvée bruyamment, il se serait rangé dans le camp du conformisme progressiste. S’il s’était opposé à elle avec virulence, il se serait rangé dans le camp du conformisme réactionnaire. Mais sa réponse ironique ne peut qu’échapper aux catégories bien établies, aux débats idéologiques joués d’avance, que perturber les lieux communs et les préjugés dogmatiques. Rien ne me semble plus réjouissant aujourd’hui.

4 – Il a publié des essais sur sa conception du roman, en se rattachant à la grande école européenne dans ce domaine. Quels sont les axes de ce qui peut apparaître, chez lui, comme une volonté, sinon de filiation, du moins de fidélité ?

D’abord, Kundera considère le roman comme un art à part entière, avec son histoire singulière, irréductible, et non comme un genre littéraire parmi d’autres. Ensuite, il pose qu’il n’y a rien d’incompatible entre la nécessité de l’invention et la volonté de relancer ou de raviver tout le passé de cet art, depuis Rabelais et Cervantès : l’histoire du roman, pour lui, n’est pas un dépôt d’archives, ou un ensemble figé de modèles académiques à révérer, mais un faisceau de potentialités dont toutes n’ont pas été accomplies. Il revient donc aux écrivains d’aujourd’hui d’explorer certaines voies ouvertes par les grands prédécesseurs, et négligées par leurs successeurs. En outre, il insiste sur le fait que tout roman important doit être évalué dans le grand contexte mondial de son art, et non dans le cadre d’une simple tradition nationale ou locale, et que cela seul permet d’en apprécier la portée. Enfin, il est celui qui aura su montrer l’importance, au sein même de la modernité, de ces grands romanciers d’Europe Centrale (Musil, Broch, Gombrowicz) que les Français, notamment, avaient plutôt sous-estimés : ceux qui ont intégré dans l’art du roman toute une part de pensée, de réflexion, de méditation, qui n’est en rien de la philosophie plaquée sur un récit, mais qui serait plutôt une pensée spécifiquement romanesque, engendrée par la fiction et indissociable de celle-ci. Ce que toute son œuvre s’attache à réactiver.

5 – Milan Kundera, après avoir appris le français, a décidé de retraduire lui-même ses premières œuvres. Comment interpréter ce besoin impératif chez lui ?

Au milieu des années 80, sa situation était intenable. Il vivait en France, ses interventions publiques se faisaient en français, il avait commencé à rédiger ses essais en français, mais ses romans étaient écrits en tchèque. Comme son œuvre était interdite en Tchécoslovaquie, on en était arrivé à cette absurdité : personne, à l’exception de ses traducteurs, n’avait accès au texte original de ses romans. Il a décidé, donc, de retraduire lui-même en français l’ensemble de son œuvre tchèque, dont beaucoup de traductions antérieures lui semblaient fautives, ce qui lui a pris plus de deux ans. Pour arriver à cette mention, présente dans toute les éditions ultérieures de ces romans : la version française, établie ou revue par l’auteur, a « la même valeur d’authenticité » que le texte tchèque. Autrement dit, et c’était vital pour lui : ce qui lui permet d’être étudié dans les départements de français des universités, d’être classé dans les rayons « littérature française » des librairies et des bibliothèques, au lieu d’être assigné au contexte réducteur de la « littérature slave » – un contexte qui risquait, à ses yeux, de déformer le sens de son oeuvre. L’étape suivante est connue : l’écriture de ses romans directement en français, ce qui a suscité une nouvelle forme, un nouveau style, un nouveau ton. A la fois plus libre (moins soumis à des contraintes architecturales de composition), plus ludique, et plus dense, plus concis. La Lenteur ou L’Ignorance sont, je crois, les chefs-d’œuvre de cette ultime période.

6 – Il s’est reconnu pas mal de pairs en littérature. Lesquels ? En quoi cela peut-il aider à mieux le saisir ?

Kundera, réfractaire à toute forme d’art militant, n’en apparaît pas moins comme un militant de l’art du roman, dont les valeurs sont menacées de toutes parts dans le monde actuel. Le roman, pour lui, parce qu’il est le lieu des vérités relatives, contradictoires, à l’opposé de tout discours monolithique ou dogmatique, est aussi une cause qui mérite qu’on se batte pour elle. Lorsqu’il est intervenu pour soutenir Salman Rushdie, ce n’était pas simplement au nom de la « liberté d’expression », mais en incitant à considérer celui-ci comme un romancier à part entière, dont l’art se devait d’être défendu face au fanatisme théocratique qui en est la négation même. Kundera aura eu, on le sait, une très grande proximité avec Philip Roth (le même regard démystifié sur la sexualité, la même ironie décapante), ou avec Carlos Fuentes (la même conception du roman comme un domaine où peuvent se télescoper des univers et surtout des temporalités incompatibles dans la réalité). Mais il n’y a aucun sectarisme dans la définition de sa famille d’élection ; il lui est arrivé, souvent, de rendre aussi hommage à des romanciers dont l’art ne ressemble pas du tout au sien : Malaparte, Juan Goytisolo, Gabriel Garcia Marquez, Kenzaburô Oé…

7 – Peut-on dire qu’il a vite tourné le dos à la poésie lyrique de sa jeunesse, pour se vouer à ce qu’on pourrait nommer une lucidité crispée qui peut aller jusqu’au tragique ?

Presque personne ne sait, en France, que Kundera est celui qui a traduit Apollinaire en tchèque, lorsqu’il vivait à Prague. Ce qui devrait interdire de voir en lui un ennemi de la poésie – et qui indique, soit dit en passant, que sa familiarité avec la langue française est loin d’être récente… Mais il est vrai que l’art du roman, pour lui, dans sa polyphonie et son ironie fondamentale, est aux antipodes des illusions lyriques et de l’idéalisation cultivées par une certaine poésie. Le constat dressé par un livre comme La Vie est ailleurs est de ce point de vue implacable (avec le lien proprement scandaleux pour la bien-pensance que ce roman révèle entre la posture poétique et l’immaturité sexuelle). Kundera a été jusqu’à soutenir que tout grand romancier naît sur les ruines de son propre lyrisme. Que l’on pense à Flaubert : c’est bien en rompant catégoriquement avec le lyrisme et le romantisme de ses écrits de jeunesse que Flaubert est devenu Flaubert… On pourrait multiplier les exemples. Le propre des vrais grands romans, selon lui, est de donner accès à une lucidité singulière, en effet, à laquelle aucune poésie ne conduit. Le tragique ? Oui, mais cela n’exclut pas une part de farce, de comédie.

8 – Il a beaucoup écrit sur l’art du roman. Est-ce là de sa part un apport essentiel ?

Je l’ai déjà évoqué. J’ajouterai ceci, sur quoi il a souvent insisté : nous sommes submergés, aujourd’hui, d’essais déguisés en romans, de chroniques déguisées en romans, de scénarios déguisés en romans, de confessions déguisées en roman, de messages idéologiques déguisés en romans, de règlements de comptes déguisés en romans, etc. Le grand apport de Kundera aura été de souligner, à l’inverse, ce que les authentiques romans ont de spécifique, et somme toute d’irremplaçable pour notre intelligence du monde. Ce qui, encore une fois, ne pourrait pas être dit autrement que par les voies du roman. Ses études critiques (sur Kafka, par exemple, ou sur Rabelais, Cervantès, Hemingway) sont de ce point de vue éblouissantes.

9 – Est-il déjà, dans ce début d’un XXIème siècle bizarre et oublieux, lui qui a beaucoup écrit sur l’oubli, un auteur définitivement classique ?

Certainement pas, si l’on entend par « classique » une sorte de norme figée, de référence canonique. Si Kundera doit survivre à son temps, ce qui aujourd’hui n’est garanti pour aucun écrivain, c’est plutôt par ce qu’il aura ouvert, libéré. Très souvent à contre-courant. Par cette prodigieuse capacité d’éveil qu’il aura offert à ses lecteurs, et que tout, dans un monde dominé par la dictature soudée du spectacle et des lois du marché, tend à détruire. Je le verrais plutôt, en somme, comme un écrivain résistant.

Guy Scarpetta est  écrivain, membre du Pen club . Derniers livres parus : GUIDO, roman, Gallimard, 2014 ; RAOUL RUIZ LE MAGICIEN, essai, Les Impressions Nouvelles, 2015.