Université de Lille, le 22 mars 2024
Je suis enchantée que l’anthologie Nulle prison n’enfermera ton poème soit présentée aujourd’hui, avec des poèmes, qui ont tous été écrits pour dire non à l’oppression et à la censure.
Nous croyons au pouvoir de la poésie. Nous croyons que la poésie peut captiver les cœurs. Nous croyons que la poésie ne doit pas ignorer les questions politiques et sociales. La poésie a toujours porté la voix de la douleur, de la souffrance, du désir et de la protestation des peuples à travers le temps.
Je viens d’un pays où est né la langue persane. Le persan est né à Balkh en Afghanistan et c’est la langue de la poésie, de la littérature. La poésie dans notre culture n’est pas l’apanage des élites. Je veux dire qu’en Afghanistan les mères fredonnent des poèmes à leurs enfants pour les endormir. En Afghanistan, les enfants apprennent la poésie de Hafez, Rumi et Saadi à la mosquée, dès l’âge de cinq ans. Même nos grands-parents, qui étaient illettrés ou semi-illettrés, mémorisaient des milliers de vers. Tous les jours, les gens se récitaient de la poésie en travaillant dans les champs ou dans leur boutique. Lors des cérémonies culturelles, la poésie occupe une place particulière. Par exemple, nous commençons le premier jour de l’année, Noruz, en lisant de la poésie. Lors de la plus longue nuit de l’année, la nuit de Yalda, les gens lisent aussi de la poésie.
Je vous parle d’un pays où la mère de la poésie s’appelle Rabia Balkhi, la première femme poète à avoir écrit de la poésie en persan au 10ème siècle. Son nom est Rabia Balkhi, née à Balkh en Afghanistan. C’est dans mon pays qu’a été élevée Goharshad Bégum, une femme de premier plan et une politicienne de Hérat à l’époque timouride au 14e siècle.
Mais dans l’Afghanistan d’aujourd’hui, les talibans détruisent tout notre patrimoine historique et culturel. L’Afghanistan d’aujourd’hui est le seul pays où les filles n’ont pas le droit d’aller à l’école. L’Afghanistan est le seul pays où les femmes sont privées de tous leurs droits humains. Les femmes n’ont pas le droit d’avoir des activités sociales, politiques ou culturelles. Les femmes sont privées de leur droit à l’éducation. Les femmes n’ont pas le droit de voyager. Depuis deux ans et demi, les talibans ont promulgué plus de cinquante décrets qui restreignent la vie des femmes.
Les femmes qui ont protesté contre ces restrictions ont été emprisonnées, torturées et violées. L’Afghanistan d’aujourd’hui est une vaste prison pour tous ses citoyens.
Les femmes ne sont pas le seul groupe à être privé de ses droits.
Les enfants ne peuvent même pas avoir une vie humaine, libre et heureuse. Les enfants apprennent l’extrémisme dans les écoles. La semaine dernière, un mollah a coupé l’oreille d’un enfant de cinq ans. Les enfants sont maltraités et violés. Les mineurs sont envoyés au combat… Ils sont soumis au travail forcé et subissent des mauvais traitement physiques et psychologiques.
Les poètes, les écrivains, les peintres, les chanteurs, les photographes et tous les artistes sont privés de leur droit à avoir une activité artistique. Les talibans battent aussi les artistes. Ils détruisent leurs instruments de musique. Ils emprisonnent et humilient les artistes. L’Afghanistan est le seul pays où toutes les formes d’art sont interdites.
Les talibans ont interdit l’écriture de la poésie le 15 janvier 2023.
J’ai lancé un mouvement de protestation contre l’interdiction de la poésie et des arts, qui s’appelle Baamdaad – la Maison de la Poésie en Exil. Dans ce mouvement, nous luttons contre la censure et l’interdiction des arts et de la poésie.
J’ai lancé un appel aux poètes à travers le monde leur demandant de se dresser contre cette interdiction et cette censure en écrivant un poème qui dénonce l’injustice des talibans. Plus de cent poètes m’ont répondu. Nous avons publié cette anthologie de poètes du monde entier dans des langues différentes. Il y a eu une première édition en japonais en août 2023, puis une deuxième en français en novembre 2023. Et je suis heureuse de voir une troisième édition en néerlandais paraître aux Pays-Bas en juin 2024.
Nous croyons que tous les humains, où qu’ils soient, doivent être libres et égaux.
J’ai l’espoir que tous, dans la mesure de leurs possibilités, s’efforceront de briser le silence. Nous devons nous tenir du bon côté de l’histoire. Nous devons crier avec les femmes d’Afghanistan. Quiconque croit à la liberté et à l’égalité doit se dresser contre la violence, l’intégrisme, l’extrémisme, la dictature et l’apartheid de genre.
Aujourd’hui, nous parlons en France, un pays libéral qui a donné sa signification à la liberté dans le monde. Vous savez ce qu’est la liberté humaine. Vous savez que la vie d’un humain sans liberté est vide de sens…
Enfin je demande à l’Université de Lille, au PEN Club français, ainsi qu’aux autres institutions éducatives et celles qui défendent les droits humains d’accorder un accès aux études, ainsi que des bourses ou des visas humanitaires aux poètes et aux écrivains, en particulier les poétesses et les écrivaines. En leur donnant cet accès et en protégeant les droits humains, vous pouvez redonner vie à un groupe vulnérable en Afghanistan.
Les jeunes femmes qui ont écrit des poèmes pour l’anthologie Nulle prison n’enfermera ton poème ont besoin de votre soutien, parce que leur vie peut être menacée à tout moment.
Ne laissez pas l’extrémisme, la barbarie, l’apartheid de genre et la violence les engloutir.
Je vous remercie.
Somaia Ramish
Fondatrice de Baamdaad – Maison de la Poésie en Exil