Michael Speier était à Paris à l’occasion de la soirée exceptionnelle donnée par l’Académie Mallarmé, la Maison de Poésie Emile Blémont et le PEN Club français. Il était à cette occasion accompagné du poète et traducteur Jean Portante qui a traduit les poèmes de l’anthologie parue à La Rumeur libre éditions, Lorsque la vie était géographie. Dans cet article nous reproduisons le Communiqué de Monsieur Micheal Speier qui a dressé un panorama de la poésie allemande contemporaine. Puis nous publions la présentation de cette anthologie, écrite et confiée par Jean Portante.
Michael Speier
Remarques sur la poésie contemporaine allemande
Si l’on jette un regard sur les vingt dernières années de la littérature allemande, on pourrait les qualifier d’âge d’or de la poésie : jamais auparavant autant de poèmes n’avaient été écrits et publiés. Une poésie plus jeune s’est créée en Allemagne un espace littéraire autonome, avec ses propres forums de discussion, en lien étroit avec l’industrie du livre et des médias, ainsi qu’une scène fortement connectée qui exerce une attraction énorme sur les jeunes auteurs. Dans ce spectre varié de voix littéraires, constamment en mouvement, garder une vue d’ensemble est difficile, ne serait-ce que parce qu’il n’existe plus de systèmes d’organisation fiables et que les frontières entre écriture conventionnelle et expérimentale, entre « traditionalisme » et « avant-garde », s’estompent.
Je tenterai d’esquisser quelques caractéristiques de la poésie contemporaine allemande. D’un côté il y a un groupe de poètes dont la relation entre image et réalité peut être décrite comme largement « mimétique ». Leur conception du langage est plutôt conventionnelle et orientée vers la réalité, basée sur l’observation directe et la perception humaine. Un exemple en est Durs Grünbein, bien connu en France, entre autres à travers la belle traduction de Jean-Yves Masson d’un choix de ses textes parus sous litre de Presque un chant chez Gallimard. Dès son premier recueil Schädelbasislektion – qu’on pourrait traduire par Leçon de base crânienne) –, Grünbein traduisait des connaissances neurologiques en observations quotidiennes. Ses recueils ultérieurs restent dominés par des modes d’expression réalistes. Ces dernières années, Grünbein s’est davantage tourné vers des thèmes antiques et des formes poétiques plus anciennes. Ainsi, son recueil Vom Schnee (De la neige) (2003) est entièrement écrit dans un mètre proche de l’alexandrin, ce qui est peu courant en Allemagne.
Le poète Jan Wagner (né en 1971), bien connu aussi en France où ses poèmes ont paru chez Actes sud, montre également un retour aux formes anciennes. Il travaille avec des thèmes restaurateurs, une certaine contemplation et l’adaptation de vieux modèles formels. Il varie et ironise souvent les originaux avec un raffinement inventif. On lui a attribué les étiquettes « conservateur » ou « néo-biedermeier » – ce qui n’est pas tout à fait juste, car ses observations précises de la réalité vont au-delà d’une idyllique non réfléchie et tendent vers un réalisme magique du quotidien. À l’instar de l’Autrichien Raoul Schrott, Grünbein et Wagner rejettent dans leurs œuvres une langue poétique qui se détache fondamentalement du réel. Alors que les recueils de ces auteurs sont publiés, en Allemagne, dans des maisons établies comme Suhrkamp et Hanser, et en France comme Gallimard et Actes Sud, les recueils de poésie les plus innovants depuis 2000 paraissent principalement chez le petit éditeur Kookbooks, fondé en 2003 à Berlin. Plus de 100 recueils, surtout d’auteurs jeunes, y ont été publiés. L’éditeur et son groupe d’auteurs ont développé un pouvoir de discours significatif, ce qui se reflète aussi dans les critiques des grands journaux.
L’auteure la plus en vue de cette maison est sans doute Monika Rinck, actuellement l’une des poétesses allemandes les plus importantes. Elle a publié chez Kookbooks une demi- douzaine de recueils de poésie, deux volumes d’essais volumineux et plusieurs traductions avec d’autres auteurs. Elle a reçu une longue série de prix littéraires prestigieux. Nombre de jeunes poètes sont influencés par elle et s’inspirent de son style d’écriture. Rinck relie sa large culture philosophique, tout comme celle des sciences culturelles et sociales, à une certaine légèreté, n’hésitant pas à user de bons mots et de calembours. En tant que poeta docta qui a notamment étudié les sciences des religions à Yale, elle possède de vastes connaissances philosophiques qu’elle présente cependant de manière naturelle, mêlées à l’humour et à des expressions orales, sans que cela paraisse forcé. Un exemple en est le poème « teich » (étang) :
étang
dit-il : le chagrin est un étang.
dis-je : oui, le chagrin est un étang.
parce que le chagrin traversé de poissons
se trouve dans une cuvette et sent le pourri.
dit-il : et la culpabilité est un étang.
dis-je : oui, la culpabilité aussi étang.
parce que la culpabilité clapote dans une dépression
et m’arrive quand j’étire le bras vers le haut,
jusqu’au creux de l’aisselle étendue.
dit-il : le mensonge est un étang.
dis-je : oui le mensonge également étang.
parce que l’été, la nuit,
on peut pique-niquer sur la rive du mensonge
et toujours on y oublie quelque chose.
Traduction française de Diane-Monique Daviau et Jean Portante
Ce poème met en scène un dialogue entre deux voix (peut-être deux amants ?) sur les thèmes de la souffrance, la culpabilité et le mensonge. Il utilise la métaphore de l’étang pour illustrer des états humains complexes. Cependant, l’analogie des termes avec l’étang finit par tourner dans le vide pour se dissoudre dans une tonalité ludique et sans engagement à la fin. Le dialogue mis en scène sur des thèmes sérieux est ponctué de tournures de langage parlé (« dis-je », « dit il ») et d’un moment linguistique étrange : l’absence d’article devant « teich » (dans l’original : « ja, die schuld auch teich » – « oui, la culpabilité aussi étang »). Ce défaut intentionnel, pris dans le langage des enfants, confère au poème une dimension arbitraire et déconcertante. Bien que léger en apparence, ce poème traite de questions théoriques complexes. Ce fond philosophique, renvoyant à des noms comme Roland Barthes, Foucault ou Luhmann, est une des caractéristiques de la poésie de Monika Rinck. Chez d’autres poètes allemands de la jeune génération, la poésie est également enrichie de connaissances des sciences culturelles et philosophiques, qui forment aussi la base des réflexions poétologiques. L’intellectualisation du poème, qui sollicite davantage la pensée que l’émotion, me semble une caractéristique marquante de la poésie contemporaine allemande récente, notamment chez les auteurs de Kookbooks. On pourrait qualifier cette tendance d’« hermétisme engagé ».
Une troisième tendance de la poésie contemporaine allemande est la poésie dite « expérimentale », c’est-à-dire des textes poétiques qui, à l’instar de l’influent poète Thomas Kling (1955-2005), poursuivent la tradition de la « poésie concrète » (un peu comme Friederike Mayröcker en Autriche), c’est-à-dire des textes qui se concentrent sur la dimension matérielle du langage. Chez Kookbooks, cela se manifeste notamment dans les poèmes d’Anja Utler, plusieurs fois primée, qui travaille également avec des distanciations acoustico électroniques, ainsi que chez des auteurs et autrices plus récents comme Sonja vom Brocke (née en 1980) et Georg Less (né en 1981). Bien sûr, en dehors de Kookbooks, il existe des représentants célèbres de cette tendance, comme Oswald Egger, lauréat l’an dernier du prestigieux prix Büchner. De nombreux poèmes d’Ulrike Draesner (dont Jean Portante a traduit une anthologie, Restes d’hirondelles parue au Castor Astral) présentent aussi des points de contact avec cette ligne expérimentale, même si elle travaille avec une conception plus traditionnelle du langage dans ses œuvres en prose, notamment ses romans.
Enfin, on peut citer un quatrième ensemble d’auteurs qui tentent de développer davantage la métaphore. Parmi ses représentants remarquables figurent Uwe Kolbe et Gerhard Falkner, ce dernier faisant un peu le lien avec la jeune génération. Ron Winkler (né en 1973) tend particulièrement à prolonger les images métaphoriques vers le surréel, l’onirique et le fantastique. Dans cette perspective, il se consacre aussi intensément à la poésie de la nature – une tendance importante de la poésie allemande depuis quelques années. Cela remplace, sous l’étiquette à la mode de « nature writing », la poésie traditionnelle de la nature et élargit le concept à l’écologie et au social. Marion Poschmann (née en 1969) est une poétesse qui a consacré un recueil entier au « nature writing » (« Grund zu Schafen ») et a même reçu en 2017 un prix nommé d’après ce genre.
Avec l’entrée dans l’ère numérique, la poésie évolue également et ne s’investit plus entièrement dans le système des langues littéraires. Mara Genschel (née en 1982) travaille par exemple avec des publications conceptuelles et utilise Internet comme médium. Ses poèmes sont étroitement liés à des codes numériques, des hyperliens et des éléments paratextuels. C’est aussi le cas des poèmes de Carla Cerda (née en 1990), dont l’œuvre poétique entière est fortement liée à Internet. Le monde numérique est pour elle à la fois un moyen et un sujet de la poésie. Elle réalise des collages de textes à partir de l’Internet, de termes techniques et d’hyperliens qui deviennent des parties intégrantes de ses poèmes. Le spécialiste de la littérature Hannes Bajohr (né en 1984) expérimente même avec l’intelligence artificielle pour générer de la poésie à partir d’archives numériques. Ces tentatives ne sont toutefois pas encore très convaincantes. Cela dit, il est intéressant de remarquer que, malgré ce lien fort avec la culture du Net, beaucoup de jeunes poètes accordent encore la priorité à la publication sous forme de livre – la forme classique de publication – même si le numérique joue un rôle de plus en plus grand.
Pour conclure, il convient de rappeler que cette esquisse ne représente qu’une partie de la poésie allemande contemporaine très diversifiée. Ainsi, il a fallu renoncer à des auteurs importants ainsi qu’à certaines tendances moins importantes de la poésie contemporaine, comme la « slam poetry ». De plus, la perception générale de la poésie contemporaine dépend fortement de facteurs subjectifs tels que la résonance publique ou la présence médiatique. Ce qu’est la poésie contemporaine aujourd’hui, ce qu’elle peut faire ou ce qu’elle devrait être selon son propre avis, personne ou presque ne l’exprime à haute voix. Peut-être est-ce, comme le formule Gerhard Falkner dans sa Poétique, parce que : « La valeur qu’une époque attribue à son poème est la valeur dont elle est capable par elle-même ».
Présentation de l’anthologie du poète allemand Michael Speier, Lorsque la vie était géographie, parue à La Rumeur livre éditions, par Jean Portante
C’est à un voyage, de ville en ville, qu’invite ce livre, à Berlin, Budapest, Belgrade, Vienne, le Danube en prime, puis Paris ou New York, une halte dans le Vermont aussi, ou l’Italie, l’île d’Elbe, les châteaux de la Loire, et ailleurs encore. Mais peut-être est-ce un seul lieu qu’arpente Michael Speier, tel « le paysan de Paris » d’Aragon qui devient témoin du caractère éphémère du monde. Ou comme ces passagers possibles de l’Embarquement pour Cythère, attendant de ne partir nulle part ailleurs que vers la géographie intérieure, là où se sont donné rendez-vous d’un côté l’inlassable devenir, de l’autre le perpétuel périr.
C’est presque à la manière d’un cubiste que sont assemblées les facettes fragmentées des lieux, retournées sans cesse, prises dans l’interconnectabilité désormais souveraine que dicte la plus récente des postmodernités, avec la vitesse des choses qui n’acquiert son paroxysme que si elle est emprisonnée dans la lenteur. Il y a nostalgie du tout dans chaque fragment de mythe de la ville qui, dans le moindre de ses recoins, recèle un potentiel imaginaire dans lequel se meuvent, sous les lumières ou dans l’ombre, les figures d’un aujourd’hui surplombé de nuages qui parfois sont virtuels et engloutissent plus de mémoire que l’humanité ne peut en produire, dans un « silence à peine écorché par le bourdonnement de minuscules insectes ».
C’est là que ce qui est atteint est inatteignable, parce qu’insaisissables sont le lieu et le temps qui, quand les mots les touchent, ont tendance à se désintégrer. Des mots légèrement déplacés du centre de gravité de leur sens, tout comme est décalée la syntaxe dont les plaques tectoniques s’entrechoquent, alors que le vers est résolument ébranlé, n’est-ce pas ainsi que remontent à la surface, comme dans le patient labeur de l’archéologue, dans une sorte de violence douce, les ruines de l’avenir ?
Et c’est dans les crevasses qui ainsi s’ouvrent qu’affleurent, le temps d’un vers ou d’une strophe, les allusions à l’histoire : on ne traverse, aujourd’hui, pas impunément Berlin sans longer ce qui fut le Mur ou le bunker d’Hitler… Tout comme est collée, à chaque pierre ou presque, la tradition culturelle, la poésie sans frontière où Hölderlin et Baudelaire, et pas seulement eux, se tendent la main, alors qu’à Budapest on « roule d’une manière faustienne sur le pont marguerite », et que l’on savoure, en Italie, comme du chocolat, « la qualité crémeuse / de certaines phrases de D’Annunzio ». Ah toutes ces citations qui se cachent dans les particules fines de la cité ! C’est comme si s’y érigeait un musée imaginaire de la poésie et de l’art, mais abruptement le propos se fait sceptique par rapport à la beauté, et voilà que le poète devient flâneur philosophique, penseur des calamités qui plombent l’avenir.
Le kaléidoscope petit à petit s’enrichit. Collage souvent, comme si l’on était allé chercher dans l’ailleurs, à la manière d’un copier coller, la matière à assembler sous le « siècle des nuages ». C’est ainsi que la forêt vierge peut côtoyer des tombes irakiennes dans des prés helvétiques mouillés. Cela me fait penser à Alejo Carpentier qui, dans Concert baroque,organise la rencontre entre Moctezuma et Vivaldi, alors que Louis Armstrong n’est pas loin, autour de la tombe de Stravinsky à Venise. C’est ainsi aussi que le dos de la baleine rivalise avec la queue inquiète d’un chien, « le chat est déjà là aussi / la fleur mortelle / vacille ».
L’amour s’y invite, bien entendu, l’érotisme plutôt, nourri par l’absence, ou l’inapprochable, l’inaccessible qui, de l’autre côté du miroir, appelle. C’est que Michael Speier est un poète qui explore les interstices de la réalité pouvant être perçus, par exemple, « dans le clic des ceintures de sécurité » ou « les trois moitiés de la vie ». Cela permet de figer, pour un moment, « le sommeil des algues », « le temps sous forme de liquide », mais également « l’ici-et-maintenant » de tout ce qui s’en va, alors que « dans le bureau de l’oreille » la réalité n’est pas plus vraie qu’un « deux points que traverse le silence ».
C’est donc à tâtons que la vie est géographie, et le poème devient l’inventaire d’un « état d’enchantement » qui, tout en écartant le soleil comme s’il était un rideau, permet de savourer un strudel dans l’année « où l’avenir hausse les épaules ». Et aux « métromorphoses » revient l’honneur de revêtir d’odeurs et de couleurs les silhouettes ambulantes qui, d’un lieu à l’autre, « périssable[s] comme le lait cru », font dériver frénétiquement les « messages gris / marécageux » à travers « le tamis de la ville ».
La langue, les thèmes, le tout, on le sent, est inattendu, fraîchement inédit, volontairement revêche, et la polyphonie conduite à son paroxysme y ajoute une touche de sublime extravagance, de plaisir intense d’écriture, d’étincelles, un feu d’artifice plutôt, où chaque mot est célébré comme si, à lui seul, il contenait le pinceau qui repeint le tableau urbain après que l’alchimie du souvenir l’a à la fois sorti de et plongé dans l’oubli.
Jean Portante