Philippe BORDAS reçoit le Grand Prix de la critique littéraire

Philippe BORDAS
© Fabienne BEAUDEAU

LIEN vers l’article de Jean-Philippe DOMECQ paru dans le webmagazine Singular’s, dirigé par Olivier LeGuay :

https://singulars.fr/litterature-philippe-bordas-le-celibataire-absolu-pour-carlo-emilio-gadda-editions-gallimard-grand-prix-de-la-critique-litteraire-2022-du-pen-club-francais/ : Philippe BORDAS reçoit le Grand Prix de la critique littéraire

Philippe BORDAS : “Le célibataire absolu pour Carlo Emilio Gadda”
par Antoine SPIRE

Forcenés et l’Invention de l’écriture sont les deux premiers essais en prose poétique de Philippe Bordas. Il a publié ensuite 3 romans : Chant furieux, Cœur volant, et Cavalier noir. Également photographe, il a obtenu le prix Nadar pour l’ouvrage « L’Afrique à poings nus“.

Philippe Bordas a découvert Gadda (1893-1973) jeune homme puis n’a jamais cessé d’inventorier le mystère de son existence et de son œuvre.

Pour ceux qui ne connaissent pas Gadda, conseillons quelques lectures fascinantes : L’affreux pastis de la rue des merles ou Connaissance de la douleur. Philippe Bordas affirme que Gadda est l’égal de Joyce dans sa façon de réinventer la langue.

Philippe Bordas a rencontré Gadda sur un étal de librairie avec la lecture de ce dernier titre. L’auteur ressemblait à son grand père. Séduit, Philippe Bordas n’a plus jamais quitté cet écrivain dont il posséda la casquette, “sa fiole thérapeutique”. “Aux premiers jours de l’année, la casquette de Gadda m’était arrivée que j’avais sortie d’enveloppe sous le ciel de la rue Saint Martin”. Relique précieuse que ce cappelino !

Gadda s’affirmait apolitique, asexué, à l’écart des avant gardes, mais très attaché à un style baroque dont l’écrivain cubain Lezama Lima est  selon lui un porteur exemplaire.

 Connaissance de la douleur est un livre magistral où l’auteur évoque son enfance et les vicissitudes de sa jeune existence, sous l’autorité dévastatrice de son père. Ce dernier était un industriel milanais, marié à une professeure de lettres, auteure d’essais sur la littérature ; en guise  de contes de fées, elle proposait  à ses enfants Shakespeare, Lafontaine ou Cervantes  – le plus grand inventeur européen pour Gadda.

Cédant à un délire de grandeur, le père se ruina pour construire une villa somptueuse ; sa mort arrêtera les travaux plusieurs fois recommencés afin d’ajouter au bâtiment central tantôt un mur d’enceinte tantôt un fossé ou un portique. Par la suite, la mère gardera cette “foutue villa de Longone” quitte à ce que ses enfants souffrent parfois de la faim. C’est là l’une des bêtes noires de la psychose gaddienne et le prétexte principal de ses plus délirantes invectives.

On peut dire que l’œuvre tout entière de Gadda est à l’image de cette demeure ; avec ses ajouts, ses déplacements de textes d’un ouvrage à l’autre composant une somme proliférante et inachevée elle aussi. Au demeurant, elle peut être lue comme un essai de biographie indirecte, transfigurée par une bouffonnerie rageuse, dissimulant la nappe d’un courant lyrique sans précédent dans la littérature italienne depuis Leopardi.

  Pour ce qui est de la forme littéraire, Gadda hésita d’abord entre la poésie lyrique et la satire, entre le chant et l’injure avant de canaliser toutes ses tendances – ou si l’on préfère ses tentations – dans le genre romanesque. Face au roman, il trouvait que sa propre faiblesse était de s’intéresser aux êtres sans pour autant posséder cette “cupidité” indispensable au romancier, à l’égard des petits faits de la vie, cet esprit fouineur qu’à ses yeux Dante, Saint Simon et Balzac “ces trois grands cancaniers” possédaient au plus haut degré.

  Il y voyait le seul “instrument de revendication contre les ouvrages du destin et ses projets, l’instrument du rachat de la vengeance”, le seul “capable de rétablir sa vérité personnelle”, son existence “d’humilié et d’offensé” : “j’ai tout subi, la pauvreté, la mort du père, l’humiliation de la maladie. Je n’ai pas eu d’amour, ni rien. L’intelligence ne me sert qu’à considérer et à souffrir”.

  Dans Connaissance de la douleur, Gadda évoque ainsi son enfance :”J’ai enduré la faim, avec un chandail ravaudé, des engelures aux doigts et des punitions par ce que ces doigts ne pouvaient pas tenir un porte-plume, penché sur Phèdre malgré le mal de gorge”.

  Bordas rapproche irrésistiblement ces éléments biographiques des siens et on assiste à la mise en perspective de deux itinéraires, lui-même s’avouant “zonier dépressurisé, banlieusard aspiré au vide”. Ce rapprochement donnera comme un double fond à la vie de Bordas ; lui qui se vit comme happé par Gadda. Ici commence une fascination, une imprégnation de l’œuvre de Gadda, qui devrait inciter le lecteur à se plonger dans la lecture de ce génie littéraire trop méconnu en France.

  Si vous voulez tout savoir de l’œuvre de Gadda, l’égal italien de Kafka, de Joyce ou de Musil, (nombreux sont ceux qui l’ont aussi comparé à Rabelais), lisez Philippe Bordas ! Gadda a longtemps été considéré comme une “curiosité esthétique de la littérature transalpine”; de son vivant, il n’a connu la notoriété qu’ à la fin de sa vie, en 1957, avec la publication de l’affreux pastis de la rue des merles, “ce faux polar sorti du gésier de Rabelais et agencé par le régisseur  de Fellini «nous dit Bordas. C’est avec une virtuosité extraordinaire que Gadda explore dans ce volume de nouveaux domaines comme celui des patois italiens ; cela lui permet d’atteindre un certain ésotérisme dans la faconde. Rares sont les contemporains de renom qui prennent la plume pour louer son œuvre : Alberto Arbasino et Pier Paolo Pasolini sont à peu près les seuls à comprendre l’importance de son entreprise. Aujourd’hui, tout a changé et le travail de Bordas achève le monument qu’il faut consacrer à Gadda.

Il faut dire que le principe le plus cher à Gadda est celui de la douche écossaise. Ce qu’il désire par-dessus tout c’est d’éviter que le lecteur ne s’habitue à une seule manière de conter. Il a plusieurs tours dans son sac à malices et il compte bien nous asséner l’un après l’autre avec une maestria incomparable. À une époque où certains philosophes du langage s’appliquent à inféoder les écrivains à leur mode d’expression, Gadda prend un malin plaisir à démontrer- sans pédantisme – que tout créateur possède plusieurs manières de mettre en mots ce qui l’émeut ou le révolte.  De surcroît, chaque manière lui est propre : Gadda ne craint nullement de faire donner d’abord tout l’orchestre puis, avec humilité, de se concentrer sur un solo de flûte.

  Le regard original que Bordas porte sur Gadda est sans doute dû à la personnalité multi facettes de notre lauréat. Il a arpenté l’Italie dans les pas de son héros, comme journaliste sportif et photographe, ce qui nous vaut de nombreuses photos tout au cours de son texte, ce qui ne l’a pas empêché de séjourner au Kenya ou à Moscou d’où il perçoit différemment l’écrivain admiré. Émerge de la lecture un portrait-puzzle, qu’il décrit ainsi : “un agrégat de brisures, un mélange sauvage d’éclats de la vie de Gadda et de copeaux de la sienne “.

L’immense réussite de Bordas est due au mimétisme qui s’est emparé de lui pour nous raconter Gadda, ses actes et ses pensées, ses objets et ses goûts, ses relations avec la littérature et le cinéma. Bordas est un caméléon qui épouse la langue de son modèle et joue à merveille du baroquisme qui leur est commun.

Antoine Spire

Réponse de Philippe BORDAS

  Pour éclaircir mon lien à Gadda — grand oublié parmi les géants du siècle vingtième que sont Proust, Joyce, Céline et quelques autres —, il faut préciser qu’il s’est signalé à moi, en 1983, sans le conseil d’un critique ou l’enthousiasme d’un libraire qui m’aurait averti de sa géantité…. Parmi les monceaux de livres de la librairie Beaubourg, Gadda m’est apparu par hasard. Il s’est agi véritablement d’une apparition. Sur le portrait ornant la couverture de La Connaissance de la douleur, le visage de Gadda était presque celui du vieux grand-père corrézien qui m’avait appris à mieux lire et écrire. Comme le vieil homme était entre vie et mort, le titre du livre m’a semblé un présage, un ouvroir de sagesse pour affronter le pire. J’avais 22 ans et j’étais sans idée du deuil ni de la souffrance. Peu à peu, j’ai pénétré l’œuvre difficile, tracé mon sentier, à la machette, dans cette jungle verbale. Pour réaliser, assez tard, que Gadda n’écrivait pas italien, mais écrivait l’italien : la totalité fantasmée des parlures présentes et passées de la péninsule. De mon côté, j’avais grandi dans les aigus de la langue d’oc, le patois corrézien de ma grand-mère cueilleuse de cèpes ; transféré dans la vie nouvelle, j’avais parlé la langue hybride, argotique et verlane, résultée du mélange volcanique des parlures immigrées débarquées toutes ensembles dans la cité de béton. Parallèlement, j’apprenais le français scolaire bien castré de l’école, seringué de Prévert et Saint-Exupéry. Par hasard encore, à 19 ans, j’ai été expédié dans les classes préparatoires, où j’ai découvert la texture réelle de la langue de France, la soie du haut français. J’avais envie d’écrire sans doute, mais ne voulais renoncer à aucune de ces langues qui me tournaient en tête et me constituaient. J’étais multilingué, plutôt multidéglingué… Quand j’ai lu Gadda, j’ai compris que le renoncement n’était pas obligatoire. Qu’il n’était pas nécessaire de sacrifier les langues basses pour les hautes, comme le font les élites de France. Pas nécessaire non plus de se restreindre à argoter et verlaner pour stipuler démagogiquement la langue voyoute de la cité. Ainsi Gadda s’est-il constitué comme le marqueur d’un espoir d’unification et d’agrégation. Étrangement, je n’avais pas encore fait le lien avec Rabelais, le seul des écriveurs de mon pays à avoir accompli l’écriture d’un français entier, non amputé de sa base ni de son sommet.

  Même si la poésie de Malherbe ne m’a jamais vraiment ému ni emporté, le Pour un Malherbe de Ponge, dont mon Gadda emprunte l’exact grand format carré, m’a très tôt bouleversé, pour ce qu’il en appelle à l’ardeur amoureuse, à la fraternité secrète entre deux êtres dédiés à la garde du français. C’est un panégyrique doublé d’une trame autobiographique. Un bouquet de louanges et de blâmes ; une façon pour Ponge, arrivé dans l’âge mûr, si ardent et fier, de marquer sa place dans l’histoire de la langue de France. Le livre suit un méandre chronologique et brasse toutes les époques du narrateur et de son maître ancien. Dans mon modeste cas, il s’agit moins d’une enquête, vu que je n’ai jamais rencontré que cinq ou six personnes, durant ces recherches, que du journal de bord d’une navigation solitaire de presque quarante années. Durant laquelle, je passe et repasse le tamis sur les livres aimés ou haïs, vérifie les directions salvatrices et les mauvaises voies. J’essaie de montrer le temps long du tâtonnement, l’incertitude passionnée d’un lecteur fidèle à la sensation première. L’autre livre qui m’a ébloui, c’est le Venises de Paul Morand, chapitré et daté de naissance à mort : ces fiançailles étalées, sur une vie entière, avec la ville sur pilotis. Où l’on voit le jeune Morand naître à la passion, puis s’enfoncer dans la lagune de la vieillesse, sans baisser d’amour.

   Gadda est un pur produit, un rejeton paisible et très-classique de la Milan industrieuse et bourgeoise. Il naît dans la certitude harmonique de l’ordre social et du savoir. C’est un jeune positiviste ; il croit à l’infinité de la science et à la classification rationnelle des connaissances. Son père est prospère, avant de connaître la déconfiture, dans l’élevage du ver à soie. C’est un « industriel idéaliste » qui épousé une femme francophile, et très cultivée. Comme tous les nantis milanais, il fait bâtir en Briance, au nord de Milan, une demeure somptuaire et emphatique qui, après sa ruine et son décès, vont laisser l’épouse, la fille et les deux frères, Enrico et Carlo Emilio, l’aîné, dans une situation de presque misère. Le cosmos gaddien se fissure soudain. Au lieu de suivre les études littéraires dont il rêvait, Gadda s’inscrit à l’école polytechnique, dans l’espoir de soutenir les siens par l’exercice d’un vrai métier. L’entrée en guerre finit de désagréger l’univers si parfait de l’enfance. Gadda souffre la défaite et la capitulation infâmante, dans les glaces de l’Adamello. Quand son frère aviateur, le préféré de la mère, si beau et si brillant, meurt au combat, c’est le début de névroses et de syndromes de culpabilité qui laisseront la psyché gaddienne béante, le lien à la mère teinté d’un ressentiment immense. Sous l’exubérance verbale gaddienne gisent de douloureux secrets : une privation d’amour qui l’interdira de partage sentimental, le condamnera à une solitude imposée et voulue, pour toute la durée de sa vie. Si La Connaissance de la douleur est un chef-d’œuvre si tortueux et torturé, c’est qu’il abrite un désir souterrain de matricide. La splendeur de la langue offusque et masque ce nœud impossible à dénouer. L’attentat fantasmé contre la mère redouble in fine l’attentat accompli contre la langue-mère — cette rage à discréditer et moquer les écrivains si serviles à ventriloquer le parler ombilical et scolaire. (Au matricide s’ajoute le patricide, l’exécution allégorique de l’Italie fascisée.) Le nœud œdipien strangule toute appétence sexuelle réelle, empêche toutes fiançailles, destitue toute idée de mariage ou d’insertion dans un mouvement littéraire. Expulsé par la mère, mal aimé d’elle, Gadda s’est montré impuissant à intégrer un placenta littéraire. Il n’est d’aucune école, un pur hapax, un singleton — un célibataire absolu. C’est pour cette raison que sa réception italienne n’a pas été si évidente. Si Gadda est une sorte d’anarchiste verbal, de révolutionnaire poétique plus radical que les avant-gardistes proclamés, comme l’a justement répété Pasolini, il est demeuré vêtu de strict, en complet bourgeois, enrobé d’une politesse maladive, rigide et distant, coincé et prudent, éloigné des saturnales marxistes et de toutes les mouvances bien-pensantes de l’après-guerre, celles dont Moravia s’était fait le porte-manteau.

  Gadda est un ingénieur, il possède, de main sûre, une presque totalité des savoirs scientifique de son époque. Et il est hanté de philosophie, de Leibniz et d’une possible mathématisation de la connaissance : le spectre de l’encyclopédisme le traverse. De l’entassement infini des savoirs, de la certitude d’une surpuissance taxinomique, telle que l’avait promue les positivistes, Gadda dévie vers un encyclopédisme linguistique : l’addition fantasmatique, l’entrelacement sans fin de tous les dires et de tous les registres. Mais il n’est pas dupe de ce délire confinant au divin et, très vite, il parodie les parlers doctoraux, les rhétoriques savantes, celles des ingénieurs et des philosophes, des politiques et des écrivains pédants. Il ironise les théâtres du savoir et subsume la totalité des énoncés trop assertoriques dans une vaste fresque farcesque. Du coup, il montre la vacuité et la vanité d’une entière nation, à un certain moment de son existence. Son pamphlet drolatique anti-mussolinien, Éros et Priape, est la coupe transversale d’une illusion italienne ancrée sur plusieurs décennies. Comme chez Musil, la pensée et la philosophie sont à l’œuvre très fortement. Mais si Musil laisse les analyses philosophiques à leur état natif, sans les transfigurer, Gadda métabolise ses philosophèmes et les incorpore, jusqu’à les dissoudre, dans la pâte du récit. Du coup, ils sont moins visibles, masqués par le vernis de la dérision. Musil a eu un peu plus de succès, car les philosophes, comme Bouveresse, ont retrouvé en lui, intacts et non poétisés, non digérés, non métabolisés, leurs petits. Ainsi la pensée, chez Gadda, est-elle absorbée par le poème, infuse dans le chant, comme chez Leopardi, son frère de lait — comme chez Lucrèce.

  Gadda n’était pas croyant, c’était un ingénieur et un bâtisseur, l’homme de la règle et du compas. Son enfance a été la preuve de l’inclémence des Dieux. C’est un omnilingue, non un omniscient. Aucune facture prophétique, aucune certitude dans l’assertion. Gadda reste un enfant dont la voix n’a pas été validée par l’acquiescement et l’amour de la mère. Durant toute sa vie, elle a rabroué les critiques et les admirateurs qui vantaient la prose de son fils, en leur assénant qu’il était ingénieur et non écrivain, comme si sa respectabilité en dépendait. Elle n’a jamais perçu la grandeur de Carlo. Ainsi la parole gaddienne est-elle fissurée, de socle incertain, dès l’origine. D’où la haine de Gadda envers la certitude crétine illimitée de Mussolini, ce leader à crâne turgescent, apte à envoûter, par sa libido de foire, toutes les femelles d’Italie et les amouracher d’énoncés érectiles débiles. Gadda n’est pas un René Char ; la posture oraculaire lui fait horreur. D’ailleurs, quand Alain Cuny, emphatique et oraculeux à souhait, a lu Gadda pour la radio, c’était une catastrophe. Cuny mettait une dramatique obscène et un pathos à la Bossuet dans cette écriture qui n’est qu’addition, tremblante et joyeuse, de doutes complexifiés, d’instants flottant interdits à la pontification. Jean-Paul Manganaro, le dernier immense traducteur de Gadda (à qui j’ai dédié le livre, à égalité avec mon grand-père Georges Bonnaud) me disait, à ce sujet, qu’une composante invisible, très subtile, plus proche de la sensation que de l’intellect, de la façon gaddienne, (souvent éliminée par les traducteurs qui pensent le maître très sûr de sa force), était l’abandon. Une sorte de renoncement, de décrochement, de distension et de liquéfaction intervenues après un état maximal de surtension. Rien de la parole sûre du législateur ou du codificateur certain de sa vérité — engeance si typiquement française, qui court de Voltaire à Chamfort, de La Rochefoucauld à Debord. Dieu est le démêleur des causes. L’œuvre de Gadda, à l’opposé, est la bible foirée de la causalité, une impossible traversée du dédale indémêlable des causes et concauses.

  Au départ, il y a ce rêve romantique d’enfant rêveur incompris, de devenir écrivain. Mais le moment du poème adolescent bien vite est anéanti. La traversée de la guerre, l’enfer des tranchées, la perte du frère, la honteuse misère, la reddition italienne, l’incurie des généraux, l’ennui du métier d’ingénieur, l’incapacité à écrire un pur livre de philosophie ont été des épreuves insurmontables. Des crises de la parole. À chaque fois, Gadda était dans l’obligation de pratiquer et subir un langage fautif, truqué ou normé : rien que manifestations mauvaises d’une monolangue ou d’une langue bonne pour tous. Ces diverses paroles, toutes antagoniques, ces diverses rhétoriques lui étaient trompeuses et mensongères. L’œuvre de Gadda peut être considérée comme une tentative d’épuisement des discours fautifs, des propagandes familiales, politiques et militaires enfoncées dans l’illusion d’une époque, d’un milieu sociétal. Ses livres forment la pyramide, le cône de déjection de toutes ces paroles invalides à dire l’âme profonde de l’Italie et la sienne propre. Si cette œuvre, tout à la fin, désigne un invariant humain et touche à un universel occidental (le nihilisme propagé et affermi par la langue unique de la démocratie), elle est ancrée d’abord dans une problématique purement italienne. Si Gadda est élevé dans le culte familial de Manzoni, l’auteur des Fiancés, livre-culte, fondateur de la langue italienne, au moment de la réunification tardive de la péninsule, il s’avère, les ans passant, que sa quête linguistique le ramène plus en arrière et profond. Les Révolutionnaires français avaient mis au ban les patois régionaux ; Manzoni avait identiquement minoré la prégnance des dialectes italiens si vivaces pour codifier une manière de langue médiane, élégante et propre. Au XXème siècle, les patois français sont morts avec la Révolution, puis avec la Laïque et les tranchées de 1914 ; les dialectes italiens, à l’inverse, sont demeurés vivaces et adultèrent magnifiquement la langue nationale légiférée par Manzoni. D’une certaine façon, Manzoni n’a pas effectué un geste novateur en établissant une langue moyenne d’unification. Plusieurs siècles plus tôt, Dante avait greffé une synthèse d’italien sur la souche toscane. Le poète avait visité quatorze régions, de ce qui n’était pas encore l’Italie, mais une mosaïque de petits royaumes. Des meilleures parlures dialectales de chaque contrée, du pillage amoureux des meilleurs poètes locaux, il avait constitué une manière d’herbier, de florilège, agrégeant les plus belles tournures du Pô à celles de Sicile. Avant les Fiancés de Manzoni, le chant dantesque fut une première synthèse raisonnée — création d’un langue racinée et artificielle, à vocation nationale. Mais Gadda a refait, à soi seul, cet héroïque voyage unificateur de Nord vers Sud ! Avec son sublime Adalgisa (1944) il a donné l’équation linguistique indépassée de la Milan des Sforza et des petits cochers. Avec Le premier Livre des Fables (1952), il a inventé/ressuscité un archéo-florentin ironique, pour en remontrer, plus mégalo qu’il n’y paraît, à tous les grands lettrés, alors réunis, en cénacles tabagiques, sur les bords de l’Arno. Arrivé à Rome, glissant toujours plus au Sud, comme fit Dante avant lui, questionnant les poètes du romanesco et du dialecte sicilien, Gadda stratifia deux mille ans d’histoire dans cette somme césaro-mussolinienne qu’est L’Affreux Pastis de la rue des Merles (1957). C’est là un protocole inapplicable à la France, pays centralisé, de longue date, par le verbe et le sceptre. Seul Rabelais a tenté les réunifications poétiques et politiques accomplies par Dante et Gadda. La bourgeoisie française victorieuse n’a pas seulement éradiqué les patois, elle a mené une lutte à mort contre les écrivains du bas et les lettrés du haut. Une guerre littéraire parallèle aux répressions de 1830, de 1848 et de la Commune. Une guerre politique et linguistique contre les révoltés et les princes anciens, contre les langues remuantes nées de Villon et les hautes littératures justicielles nées de Saint-Simon. Cette guerre se poursuit aujourd’hui à l’encontre des malparleurs des cités, ces nouveaux lumpens privés de représentants politiques et de légitimes ambassadeurs. Cette bataille verbale, la bourgeoisie à la gouverne, dans le monde des médias et de l’édition, la poursuit, à même violence, pour étouffer, rendre inaudibles, tous les écrivains en lutte contre la dictature du scénario, de la soap dope étalée aux vitrines des librairies. L’amaigrissement lexical et grammatical imposé par l’Académie, au XVIIème siècle, sous la monarchie, a été poursuivi par la République bourgeoise libérale, jusqu’à cet amaigrissement terminal stupéfiant : la désalphabétisation sciemment décidée des écoliers/étudiants et la sous-langue journalistique uniment adoptée par les politiques et les romanciers.

  Alberto Moravia, à l’opposé de Gadda, avait opté pour le gris souris de la sociologie et la langue exsangue de la moyenne bourgeoisie fascinée par l’ennui et la veulerie de la société de consommation. Moravia a brillamment démontré à Gadda et Pasolini, tous deux attirés aux basses langues explosives, aux perles brutes glanées dans les ruelles, que le succès littéraire, en temps de démocratie, d’américanisation des pulsions, nécessitait syntaxe et lexique de marée basse. Sauf qu’aujourd’hui, Pasolini résiste à l’usure du temps ; Gadda atteint une forme de magistrature intemporelle. Moravia n’apporte plus la moindre énergie. C’est un signe encourageant. Gadda n’a eu ni la presse ni la télévision ; il a eu peu de soutiens des grands médiatiques, mais les plus valeureux étaient derrière lui. Les critiques et écrivains qui l’ont soutenu n’étaient pas les moindres. Mais y aura-t-il toujours des passeurs et des intercesseurs du calibre de Gianfranco Contini, Pietro Citati ou Alberto Arbasino ? Le sentiment de la langue s’efface des cœurs, en France comme en Italie. Les derniers présidents français, de si bas soutien pour la langue de France, ont égalé le travail d’abaissement accompli en Italie, par le seul Berlusconi. La haine de la langue devient le fonds premier, qui n’est que le très lointain écho de la déprise religieuse et la confirmation que la métaphysique capitaliste a tout envahi. Quand décroît la souveraineté politique s’effondre la souveraineté linguistique. La dictature des romances puériles, victimaires ou vengeresses, égomaniaques ou sociomaniaques, cette dictature si fort attisée par la recrudescence des ateliers d’écriture, ces petits-fourneaux à scénario, n’est pas près de s’atténuer. Même si les ventes baissent. La fascination pour la bêtise est de nature sexuelle, donc invincible. Comme l’attirance à la bassesse — ce qu’a génialement compris Houellebecq. De mon côté, je fais comme si de rien n’était. J’ai publié Chant furieux, qui n’est écrit qu’en langue trop basse ou trop haute, à l’exclusion de toutes les parlures intermédiaires médianes. Je vis et survis comme si la langue française était toujours souveraine et susceptible de sacrifice joyeux… Mieux vaut rire du désastre ! Car la question de la joie est capitale ! Celle du jeu ! Les écriveurs en langue diluée sont d’un sérieux confondant… Sur Facebook, j’ai publié récemment une photo de Gadda, obèse et costumé de clair, avec cette adresse provocante : « Toi lecteur, amolli et découragé, stupéfait par le sérieux forcené de tous les romans simplets de la rentrée, n’oublie jamais que le rire (la rage gaie) reste le point commun de tous les grands inventeurs de langue. De Shakespeare à Gadda. » Et j’ai fait suivre cette scolie : « Shakespeare, Rabelais, Saint-Simon, Sterne, Joyce, Proust, Céline, Gadda : tous les géants auteurs, tous les réputés difficiles à lire sont les plus follement drôles et joyeux. »