Une chronique ukrainienne d’André Markowicz

Du désastre russe

Dites, je n’ai pas eu le temps, hier, pris comme nous l’avons été par nos rencontres à Lorient autour de nos « Mesures », à la formidable librairie « A la ligne », de faire comme je devrais faire, c’est-à-dire de passer du temps à vraiment regarder ce qui se passe sur le front. Et puis, oui, ce matin, je suis très fatigué, et il y a encore une autre journée de rencontres qui vient, cette fois à Concarneau, chez Héloïse Adam, qui anime la librairie Albertine. Mais juste, tard le soir, j’ai allumé mon youtube, mes chaînes ukrainiennes et russes, et j’ai vu la panique dans le camp des poutinistes, parce que, cette offensive tellement attendue, on ne sait pas trop si elle a commencé vraiment, mais ils en ont tellement peur qu’on a l’impression qu’il y a des troupes qui s’enfuient avant même que, pour reprendre l’expression de Poutine lui-même, « les choses ne commencent vraiment ». Il faut voir la tête ces propagandistes quand ils parlent, sans en parler vraiment, mais en parlant, de ce qui s’est passé à Bakhmout, — ce n’est pas même de l’incompréhension, ce n’est pas même de la rage, non, c’est autre chose, c’est comme, je ne ne sais pas, une délivrance devant l’évidence du désastre : maintenant, oui, la défaite va arriver, et maintenant, oui, c’est clair, et, « je vous disais bien, il fallait s’y attendre, nous avons été trop mous… »

Je ne sais pas si la Russie de Poutine a été trop « molle », — mais ces salopards (il n’y a pas d’autres mots pour les qualifier, à part celui de criminels) voient le désastre devant eux. Je ne sais pas si ce désastre va se concrétiser là maintenant, si le front va s’effondrer là maintenant, ou si ce sera plus tard, et quand plus tard, juste, ce que je voudrais, avant même toute analyse, avant tout développement, c’est faire le bilan sur ce que je disais depuis le début de la guerre. L’étendue du désastre russe.

— Poutine a voulu effacer l’Ukraine en « trois jours », il a construit — à quel prix pour les Ukrainiens !… — la nation ukrainienne. Il a uni, dans un même effort, l’ensemble des Ukrainiens, et on peut même dire que l’unanimité des Ukrainiens ne se fait que sur ça : sur la guerre, et sur la haine que chacun en Ukraine éprouve pour les « frères » russes. Là où Poutine a voulu « unir deux peuples » qui, selon lui, n’en faisaient qu’un, il a creusé un fossé qui ne sera pas comblé avant des générations.

— Poutine a voulu, disait-il, « protéger les populations russophones » : il a massacré des dizaines et des dizaines de milliers d’Ukrainiens russophones, et il a scellé le destin de la langue russe en Ukraine, là encore, pour des générations : le russe ne sera quasiment plus enseigné, et toute la vie publique, politique, qui, dans la plupart des régions de l’Est, et à Kiev, était naturellement bilingue, est devenue ukrainienne : il est frappant e voir, par exemple, que le feuilleton qui a fait élire Zelensky, « Serviteur du peuple », a été réalisé en russe, et que ça ne posait aucun problème — mais c’était il y a cinq ans, et c’était à une autre époque.

— Poutine a voulu réagir, disait-il, contre l’extension de l’Otan, — il a maintenant l’OTAN tout au long ses frontières, et, s’il cède, Loukachenko cédera aussi. Bref, il a même fait adhérer à l’OTAN des pays neutres comme la Finlande. Et rappelons que s’il y a eu l’invasion, c’est parce que l’OTAN avait toujours refusé l’adhésion de l’Ukraine, et que Poutine a pensé qu’elle ne réagirait pas (ce qui est une autre aberration), — il a pensé que l’Ukraine serait seule face à lui, comme l’avait été la Géorgie, et comme elle l’avait été en 2014 avec l’annexion de la Crimée.

— Il voulait montrer la puissance de l’armée russe, il n’a montré que sa monstruosité, son inhumanité, et sa faiblesse insigne, son manque de préparation, de matériel, sa corruption. Il a montré que la Russie était, malgré sa puissance nucléaire, un pays un tiers-monde, qui ne tient que sur la terreur et, oui, une corruption qui, déjà endémique et séculaire, s’est vue développée sous son règne d’une façon réellement inouïe.

— Il a creusé sa propre tombe. — Il n’y est pas encore, dans sa tombe (et je ne voudrais pas, moi, qu’il soit tué avant d’avoir été jugé, à La Haye ou à Moscou), parce qu’une défaite russe n’est pas suffisante pour sortir de l’horreur poutinienne. Il y faudra des procès, des Nuremberg russes, et le travail de générations et e générations de citoyens. Et ce sera bien pire qu’en Allemagne, ce travail, parce qu’il ne s’agira pas, en Russie, de juger un régime qui n’aura duré que 12 ans. Il s’agira de juger une histoire qui se sera étendue sur un siècle — sur quatre générations d’êtres humains.

Et ce n’est pas demain la veille que ces procès commenceront. La défaite même n’est pas encore commencée : mais il y a sa perspective, et c’est déjà énorme.